Je publiais récemment sur le blog la nouvelle Copie conforme, une histoire que j’ai écrite il y a un peu plus de 10 ans maintenant. L’idée de la rubrique « Chemin d’écriture », c’est de vous faire découvrir la maturation d’un texte, avec ses ratures, ses ratés mais surtout les surprises qui en découlent quand on ne bride pas sa plume. Ici, à partir des personnages et de la trame de Copie conforme, je vous invite à découvrir « Les enfants du silence ».
Des lettres. Des centaines de lettres. Toutes éparpillées au sol, sortie d’une vilaine boîte en ferraille qui avait conservé des biscuits. Des lettres adressées à Maman, dont le papier jauni et les enveloppes aux bouts écornés rappelaient l’âge avancé des secrets de famille bien enterrés. Des cadavres enfouis qu’on ressort lors des décès familiaux (Oui, parce que l’émotion et la lourdeur du deuil sont trop pesants, voyez-vous. Il faut s’en distraire avec des querelles). Toutes ces lettres, je m’étais promis de leur faire raconter une histoire. L’exil. Le passage, l’exode. La douleur d’être déracinée. Et des douleurs encore plus profondes, indicibles ; mais ce genre de douleur, on les garde pour après.
« Eléonore ! », cria une voix bien trop familière. « Viens manger, on t’attend ! »
« J’arrive, je me prépare ! », lui répondis-je mi-agacée, mi-contente qu’on reçoive du monde. Ce bruit, cette joie de nos amis présents et de quelques proches me distrayaient et permettaient aux miens de me laisser un peu d’air et d’espace. Cela faisait déjà 45 minutes que je disais que je me préparais, il fallait que je me décide à sortir de la pièce et les rejoindre.
Mais trop captivée par l’une des enveloppes, j’avais ouvert une des lettres et leur lecture me replongeait dans des souvenirs lointains, une bonne dizaine d’années en arrière, lors d’un séjour… Des émotions contradictoires me parcouraient : colère, dégoût et joie… De pouvoir mettre des mots sur la vérité.
***
2002. J’étais en vacances cet été-là en Guadeloupe avec mes parents, Jean-Paul et Iris. Nous habitions dans une petite ville en banlieue parisienne, à Champigny-sur-Marne. Elevée comme une enfant unique, j’étais une gamine puis une ado libre et heureuse quand j’étais à Champigny, mais les choses se corsaient sérieusement chaque fois que je posais un pied sur le sol guadeloupéen. Mes parents me protégeaient plus qu’il n’en fallait. Avec le recul, c’en était vraiment pesant… Jusqu’à ce que j’en comprenne la véritable raison, mais soit.
J’étais fille unique, mais sans me sentir comme tel. Je trouvais cette situation terriblement ennuyeuse. Nous logions dans une petite villa perchée à Sofaïa, louée à l’occasion, située loin de tout. Je voyais les gens de mon âge partir aux bains soufrés ou aller s’amuser à la plage, sans que je ne puisse m’y joindre. On ne voyait jamais de membres de la famille, sauf une vieille tante – Tatie Jocelyne – qui habitait à l’autre bout de l’île et dont je ne m’étais jamais sentie très proche, malgré une gentillesse et une hospitalité plus qu’exemplaires.
Puis merde ! Un matin, levée avant eux, aux aurores, j’avais décidé de braver leurs interdits. Profitant de leur marche matinale qui durait en général deux bonnes heures, je m’échappai pour aller repérer les lieux et respirer la liberté.
Le premier jour, le 2e jour, puis le troisième… Etrangement, mes parents n’avaient rien relevé de la supercherie, si bien que je poursuivis ce petit manège. Je m’assurais d’être bien dans mon lit quand ils arrivaient après leur footing.
Durant ces escapades, je marchais, marchais, déambulant et chérissant cette liberté confisquée dans la journée. Longeant les champs de canne qui s’étendaient à perte de vue et respirant à pleins poumons, j’admirais le ciel, le nez en l’air. Il m’était même arrivé de prendre le car. J’arrivais sur la place et j’avais droit à une scène magique : « Douslet ! Dlo koko ! Pistache ! », la clameur du vendeur du bourg de Sainte-Rose était galvanisante. J’observais de loin, bridée malgré moi par la peur de me faire trop remarquer.
Je prenais bien soin de prendre la direction opposée à celle de mes parents, qui croyaient que je dormais à poings fermés. Au début, mon cœur battait à 100 à l’heure à l’idée qu’ils s’aperçoivent que je sortais à leur insu. Mais que nenni ! C’était trop précieux de pouvoir profiter de ces instants.
Un matin, lors de ces balades « clandestines », je tombai nez à nez avec une fille qui me ressemblait. Intriguée, je crus d’abord à une hallucination. Puis je repassai le lendemain devant la barrière de la maison où je l’avais aperçue. Elle n’y était pas. Les deux jours suivants, je repassai sans succès. La maison, ornée de plantes vertes, avec une barrière peinte en blanc et vert, semblait pourtant bel et bien habitée.
Bon, cette idée d’avoir vu une fille qui me ressemble s’éloigna au fur et à mesure, mais j’étais toujours aussi intriguée. Que signifiait donc cette île pour mes parents ? Pourquoi avais-je l’impression qu’ils me cachaient quelque chose ? A table, je n’osais pas revenir à la charge. J’avais parlé de cette vague rencontre alors que nous étions en train de déjeuner avec mes parents Chez Dolmare :
— Maman, papa, je crois avoir vu une fille qui me ressemble !
— Une fille ? Mais où ? s’enquit ma mère, le visage soudainement inquiet.
— On passait en voiture, tu sais là où on s’est arrêtés avant-hier, au marché ! mentis-je.
— Ah mais Eléonore ! Tu es en Guadeloupe ! Je pense que c’est sûrement une hallucination de ta part. Les gens ici peuvent se ressembler, tu t’es sans doute trompée, répliqua-t-elle, esquivant le sujet pour passer au dessert. Mon père se contenta de hausser les épaules, sans dire mot.
***
Je trouvais ses paroles plates et le visage inquiet de Maman la trahissait. Ce soir-là, je les avais entendus chuchoter entre eux, sans arriver à en capter un mot. Puis plus rien.
Le lendemain, comme à l’accoutumée, après leur départ, je me douchai et partis vers la maison. Il était environ 7 h – j’étais partie plus tôt que d’habitude – et je me rendis au bourg, et passai inévitablement devant la fameuse maison. Cette fois, la porte principale de la maison était entr’ouverte. Une vieille dame m’aperçut furtivement, tournant le dos pour vaquer à ses occupations et me héla : « Emeline ? Ka ou ka fè ? I ja lè pou nou ay Lapwent ! ». Je m’enfuis, haletante. La vieille dame m’avait vue pourtant. J’étais dans une confusion totale. Qu’est-ce qui m’avait pris moi aussi ?
Je ne sortis pas sans mes parents pendant les deux jours qui suivirent. Mes parents me trouvèrent différente, mutique, mais c’est parce que j’étais agitée de l’intérieur. Je décidai d’oublier cette histoire et de passer autre chose. J’avais bien compris que ma curiosité pouvait attirer l’attention sur moi et il en était hors de question. « La curiosité est un vilain défaut », s’entêtait à répéter Maman. C’était quoi cette phrase de merde inventée par les adultes ?
Mon désir de liberté plus fort que tout, je pris une route opposée le surlendemain. Cette fois, je voulais glander sans passer devant la fameuse maison. J’avais trouvé un chemin de traverse. Les alizés soufflaient fort ce jour-là, le ciel se teintant de gris sans que je ne l’aie prévu. Après avoir acheté des pains nattés à la boulangerie du coin, je regagnai le chemin de la villa de vacances de mes parents. La pluie me surprit en pleine montée. Il se mit à pleuvoir de plus belle. En plus, je pensai à mes parents qui avaient dû rentrer de leur balade. Ils s’inquiéteraient sûrement ! A cette époque, les téléphones portables étaient un objet rare, encore plus pour les ados. Je ne sais plus depuis combien de temps je marchais, tant la pluie avait brouillé mes repères, surtout que j’avais pris un chemin différent.
Les arbres qui ornaient mon chemin étaient impuissants à m’abriter. Mes longs cheveux bouclés dégoulinaient d’eau et mes chaussettes étaient trempées. J’étais perdue dans mes pensées quand j’entendis soudain un klaxon et je sentis la lumière d’un appel de phares éblouir mon dos. Deux ou trois voitures étaient déjà passées, je n’y prêtai pas plus attention que ça. Mais le chauffeur de la voiture insista, je fus saisie de panique. Le cœur battant, les mises en garde de mes parents résonnaient dans mon esprit. Je regardai droit devant moi, m’éloignant du chemin. La voiture ralentit à mon niveau avant l’intersection. Une voix féminine m’interpella :
— Hey, je te klaxonne depuis tout à l’heure, tu n’entends pas ? Viens, monte, je ne vais pas te laisser sous cette pluie voyons !
— Désolée… je…
— Moi c’est Emeline, enchaîna-t-elle. Hey, mais c’est toi que j’ai vu l’autre jour ! La fille qui me ressemble ! J’en parle à Mamie depuis l’autre jour et…
***
Toc, toc, toc.
Les trois coups sur la porte étaient un classique familier.
— Entre, Emeline, lui dis-je, sans avoir à me retourner, sachant pertinemment que c’était elle.
— Eléonore, Maman est arrivée.
— Laquelle ? lui répondis-je, sarcastique. Mamie ou Maman, maman ?
— Arrête ça, Eléonore ! Tu sais de laquelle je parle. Et range ces lettres, on leur parlera en petit comité de ton projet d’exposition.
Ma rencontre avec Emeline avait été « ordinaire ». Un « stop », comme on dit chez moi et voilà que j’avais ouvert la boîte de Pandore. J’aurais aimé qu’on m’y prépare. La vérité, c’est que la douleur telle qu’on la ressent dans sa chair avait parfois un doux visage. Emeline était la joie incarnée. Ma jumelle, aux traits si doux, et moi, sommes complémentaires. Ma sœur incarnait une joie et un optimisme combatifs, ce qui me permit d’encaisser un peu mieux ce qui suivit. Mais de réaliser que ce malheur – ou bénédiction, selon le regard – avait été multiplié par deux, c’était ironique.
Les larmes perlaient encore sur mes joues, comme à chaque fois lorsque je consultais ces lettres. La vérité, ou plutôt le verdict, était tombé comme un couperet la première fois que j’avais lu ces mots, écrits de la main de Mamie. Une encre bleue défraîchie et un papier jauni par l’usure du temps, où on pouvait lire ceci :
« … Monsieur Luc est mort. Je pense qu’il est temps que tu lui pardonnes pour ce qu’il t’a fait. Tu sais, c’est pour ça que j’ai pris soin d’Emeline. C’est peut-être le moment de revenir, tu ne penses pas ? Je sais qu’il t’a fait du mal doudou, moi-même je ne me suis jamais pardonné d’avoir laissé ça se faire, mais grâce à Dieu… ».
La suite avait été effacée, mais avant de siroter mon verre avec les autres, j’avais griffonné ce que je prononcerais pour l’ouverture de mon expo, « Les enfants du silence ». Le calepin contenait à peu près ceci, non sans ratures, mais le trait du stylo était précis :
« Je m’appelle Eléonore. Ma jumelle Emeline et moi avons un géniteur, dont le rôle biologique de père et grand-père n’en font qu’un. Monsieur Luc, c’est son nom. Nous sommes des enfants du silence. Nous sommes des enfants nés de l’inceste… ».
J’ai beaucoup de mal à assumer la fin de ce récit mais par liberté artistique, je l’ai laissée venir comme telle. Elle fait en plus (par pur hasard) un écho douloureux à l’actualité. En France, 4 millions de personnes sont victimes d’inceste (source : psychologies.com).Ce week-end, 3 femmes martiniquaises déclaraient publiquement qu’un membre de leur famille les avaient violées. Tendres pensées à l’ensemble de ces victimes. C’était le deuxième volet de la série « Chemin d’écriture ». Le troisième jet – volet – est en cours de gestation.
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